Lu dans la presse : comment l’Occident a perdu tout crédit (Le Point)


 

LePoint.fr a publié le 2 octobre 2014 un excellent article de Caroline Galactéros : comment l’Occident a perdu tout crédit.

Caroline Galactéros est docteur en sciences politiques, ancienne directrice de séminaire à l’École de guerre, dirige un cabinet de conseil et de formation en intelligence stratégique, auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013)

Son texte est remarquable tant par le fond que par la forme. Nous le reproduisons ici.

 

Depuis les années 90 et surtout depuis le 11 Septembre, les interventions de l’Occident n’ont fait que précipiter son déclin. Histoire d’un naufrage.

 

Caroline Galactéros

Caroline Galactéros

L’Occident mérite son étymologie : il décline, victime du chaos stratégique de ce début de siècle. Tout a commencé lors des guerres balkaniques des années 90. Les pierres angulaires du droit international imaginé en 1945 (intangibilité des frontières, non-ingérence dans les affaires des États membres) volent en éclats en 1999, avec les frappes occidentales sur la Serbie et le Kosovo, sans mandat, en autosaisine de l’Otan, dont aucun membre n’a été attaqué et sur un prétexte humanitaire construit ex post. La Russie est à terre, la Chine monte en gamme discrètement. L’hubris de l’hyperpuissance américaine peut s’exercer sans contrepoids. Après une décennie jubilatoire, première alarme : un inconnu prend sans bruit le pouvoir à Moscou. Vladimir Poutine met fin au conflit tchétchène, place sous sa coupe ou en exil plus ou moins forcé les « oligarques » sous influence occidentale, soigne l’orgueil blessé d’une Russie humiliée par l’Occident.

La chute de l’Occident devient vertigineuse après le 11 Septembre. La dé-sanctuarisation brutale du territoire américain enclenche une réaction vengeresse au prétexte du « Grand Moyen-Orient » démocratique et d’une « guerre globale contre le terrorisme ». L’invasion de l’Irak, vieux rêve lancé sous Clinton, concentre les moyens au lieu de cibler en priorité l’Afghanistan, sanctuaire d’al-Qaida. L’Amérique traquera dix ans Oussama Ben Laden, avant de l’assassiner.

Les plus féroces tirent les marrons du feu

Nos interventions (Irak, Afghanistan, Pakistan, Libye) ouvrent des boulevards à un terrorisme ultra-violent et protéiforme qui défie armées et populations occidentales. L’Occident sombre dans un discrédit moral, politique et militaire jusque-là impensable. Ses deux pôles sont à la peine, l’Amérique enlisée dans des sables lointains, l’Europe en panne sèche politique et insignifiante stratégiquement. Nos sociétés, elles, dérivent dans le consumérisme, le communautarisme, le rejet de la nation. Ailleurs, l’autoritarisme politique fait des miracles économiques et des émules. Des pays émergents découplent sans états d’âme démocratie et croissance. Ces puissances, qui préservent leur « verticalité » et revendiquent leur cohérence identitaire, tirent leur épingle du jeu géopolitique (Russie, Chine, Vénézuéla de Chávez, Égypte d’al-Sissi, Turquie d’Erdogan…)

Tentant le tout pour le tout, le camp occidental stigmatise soudainement les derniers despotes orientaux longtemps partenaires ou amis. Ces protecteurs sanguinaires d’équilibres claniques, religieux et économiques sont livrés à la vindicte « spontanée » de populations savamment « travaillées » : ce seront les « printemps arabes », la déstabilisation ou l’assassinat pur et simple des derniers dictateurs (Milosevic, Saddam Hussein, Kadhafi, Moubarak, Assad, Poutine). De ce geste désespéré, les islamistes les plus féroces tirent les marrons du feu (Frères musulmans, État islamique, milices libyennes…).

Nous produisons du kamikaze

Instrumentalisés par les chiites contre les sunnites, et vice versa, combattant au Mali ceux que l’on voudrait aider en Syrie, menacés sur notre sol, nous n’en menons pas large. D’où une rupture entre l’exercice de la puissance – la projection de la force militaire – et l’influence ou la légitimité politique que nous en retirons. La réduction progressive de la politique étrangère à un activisme humanitaire pour « protéger des populations » qui finissent toujours instrumentalisées ou sacrifiées, les traitements dégradants, les accords bilatéraux pour échapper aux instances pénales internationales, les révélations type WikiLeaks ou Snowden, désacralisent notre posture morale. En dehors des cénacles où posent de grandes âmes à l’anathème facile, l’Occident a perdu le monopole de la production d’une vision du monde convaincante.

Pire encore, au combat, notre hyper-modernité génère de l’hyper-archaïsme. Notre avance technologique irrattrapable en matière de combat pousse l’adversaire à opposer son choix du sacrifice à notre peur de la mort, sa prise de risque maximale à notre volonté de tuer à distance, son outrance à notre souci de la proportionnalité… Nous produisons du kamikaze, du terroriste, du preneur d’otages. Cela augure mal de notre engagement en Irak et en Syrie, que nos états-majors, déjà en limite de charge, voudraient confiner à sa dimension aérienne. La guerre à distance paraît politiquement moins dangereuse et moins coûteuse. À tort. La guerre se gagne aussi au sol, en nombre et dans la durée.

Pour l’Occident, comme pour la France, l’urgence est de réarticuler le lien rompu entre nos engagements militaires et leur empreinte en termes de légitimité politique, et de voir loin et large en reconsidérant notre relation avec le pilier russe de l’identité européenne. La crise ukrainienne, les dossiers iranien ou syrien nous fournissent trois domaines d’application d’une nouvelle « intelligence du monde ».